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Les morts dans la vie de Pierre Chanal
(Le Nouvel Observateur, Sylvie Véran, 3 juin 1999)


Fin du calvaire pour les familles des « disparus de Mourmelon » ?

Après cinq années de prison pour viol, l'ancien adjudant vit en liberté dans le centre de la France. Tout laisse penser qu'il est l'auteur de la disparition d'une demi-douzaine de jeunes gens près de Châlons en Champagne. La relance du dossier grâce aux progrès des analyses génétiques ne laisse a priori guère d'issue à celui qui est peut-être le plus inquiétant des serial killers français. Sylvie Véran a refait l'enquête.

Sabrina n'était qu'un minuscule embryon dans le ventre de sa mère lorsque son père a disparu sans laisser de traces. Cet homme qui venait d'avoir 21 ans et qui n'a pas eu le temps de lui donner son nom s'appelait Serge Havet. Magasinier dans une entreprise de fabrication de pneus, il faisait alors son service militaire à Mailly-le-Camp, à une quarantaine de kilomètres au sud de Châlons en Champagne et, comme tous les conscrits, comme tous ceux que les petits gradés surnommaient à l'époque les « bleubites », il comptait chaque soir les journées qui le séparaient de la quille.

Le vendredi 20 février 1981, il reste à Serge trois mois et neuf jours à effectuer dans l'armée. Encore quelques semaines et il pourra s'installer avec Gislaine, son amie, dont il vient d'annoncer la grossesse à ses parents. Ce vendredi en fin d'après-midi, le jeune homme part en permission pour le week-end dans sa famille, à Reims. Un de ses camarades de régiment qui habite Troyes le dépose en voiture sur la nationale 77 et le voit partir à pieds dans son rétroviseur, en sens inverse, en direction de la gare de Châlons. Depuis ce 20 février 1981, à la tombée de la nuit, Serge Havet n'a plus jamais réapparu. Ni vivant, ni mort.

Sabrina va fêter ses 18 ans en septembre prochain. Elle sait que son père était un fan de Johnny Hallyday et qu'elle porte au menton la même fossette que lui. Mais elle sait surtout que Serge ne l'a pas abandonnée. Sa grand-mère paternelle lui a expliqué que son père a sans doute été assassiné et que son meurtrier présumé, un ancien militaire dénommé Pierre Chanal, vit toujours en liberté dans un petit village situé près de Saint-Etienne dans la Loire. Des années sans nouvelles, sans le moindre signe de vie, sans preuves du décès et donc sans tombe où aller se recueillir, tel est le calvaire vécu par la famille de Serge Havet et par les parents des six autres jeunes hommes qui se sont volatilisés de 1980 à 1987, dans un triangle d'une centaine de kilomètres carrés, situé entre les cantonnements militaires de Mailly-le-Camp, de Suippes et de Mourmelon. Dans ce triangle maudit que l'on appelle, depuis, les « Bermudes de la Marne ».

Longtemps, ces disparitions n'ont pas été prises au sérieux par les policiers. Il est vrai que concernant des personnes adultes, seule une « recherche dans l'intérêt des familles » pouvait alors être intentée. Jusqu'à ce qu'en janvier 1985 une loi proposée par Charles Pasqua permette d'accorder plus de moyens aux enquêteurs, en cas de « disparition inquiétante ». De son côté, l'armée se contentait de parler de simples désertions. Quelques-unes de plus ou de moins parmi les 6 000 à 7 000 que « la grande muette » dénombrait chaque année à l'époque.

En avril dernier, alors que l'instruction de l'affaire des « disparus de Mourmelon », incroyablement longue et perturbée par un défilé de sept juges, paraît définitivement s'enliser, de nouvelles analyses génétiques relancent les soupçons sur le principal suspect : Pierre Chanal.

Pratiquées sur des poils et des cheveux découverts dans le combi Volkswagen de l'ancien adjudant-chef, ces analyses d'ADN mitochondrial établissent avec de « très fortes probabilités », selon les experts, le passage dans le mini-bus du militaire d'au moins deux des jeunes hommes disparus en 1985 et 1986, et peut-être aussi celui d'un auto-stoppeur irlandais, Trevor O'Keefe, retrouvé assassiné en août 1987, loin de Mourmelon, dans l'Aisne.

Pierre Chanal, déjà condamné en 1990 à dix ans de prison pour le viol d'un auto-stoppeur hongrois et libéré en 1995, a toujours nié avoir rencontré aucun de ces garçons. Mais à la lumière de cette toute récente démonstration scientifique qui contredit ses affirmations, il risque d'être traduit à nouveau en cours d'assise pour un procès qui constituera l'un des événements judiciaires du début des années 2000. Ce n'est qu'au milieu de l'année 1985, soit plus de quinze ans après la « désertion » inexplicable d'un appelé nommé Patrick Dubois, que commence véritablement l'enquête sur les disparus de Mourmelon. « Sans doute la plus belle histoire criminelle de ces vingt dernières années », admet André Buffart, le propre avocat de Pierre Chanal. En bonne partie grâce aux familles qui, Giselle Havet en tête, n'ont eu de cesse d'interpeller les médias. Mais avant tout grâce à la détermination d'un gendarme. Nommé le 1er août 1985 commandant de la Section de recherche, à Reims, le capitaine Joël Vaillant est encore dans ses cartons quand il apprend qu'une nouvelle disparition vient d'être signalée dans le triangle maudit. Cette fois, il s'agit d'un civil. Le 23 août, Patrice Denis, stagiaire aux PTT, se rend avec l'autorisation de l'armée au camp de Mourmelon afin d'y tirer des fusées artisanales. Un ami le dépose sur la rocade de Châlons, en direction du cantonnement. Le jeune homme, qui porte ce jour-là un treillis de style militaire, a décidé de faire le trajet en stop. Il ne rejoindra ni sa destination ni le domicile de ses parents.

Débute alors, à l'initiative du capitaine Vaillant, l'une des plus formidables enquêtes judiciaires jamais entreprises. Secondé par l'adjudant Jean-Marie Tarbes, Vaillant fait exhumer les dossiers des autres disparus et commence à interroger une à une leurs familles. Il s'avère rapidement que tous ces garçons n'avaient aucune raison de partir en cavale. Et puis, remarquent les gendarmes en étudiant une quarantaine de cas de désertion, les abandons de poste ont toujours lieu en fin de permission, au moment du retour à la caserne. Et non pas au départ, comme c'est le cas dans cette si mystérieuse affaire. Les déserteurs ordinaires laissent par ailleurs des traces : un retrait de carte bleue, un coup de téléphone à une petite amie, une carte adressée à un copain dont la présence manque. Les curieux déserteurs que recherchent désormais activement les gendarmes ne se sont eux jamais manifestés et semblent avoir bel et bien quitté ce monde. Victimes d'un accident. Ou bien plus probablement assassinés par un maniaque. Plusieurs milliers de questionnaires sont remis à toutes les personnes, civiles et militaires, susceptibles d'avoir aperçu l'un ou l'autre des jeunes appelés. Des battues sont organisées dans les champs bordant les camps. Les centaines de grottes qui perforent le sol crayeux de la Champagne, les trous d'obus de la guerre de 14-18, bon nombre des 2 000 puits qu'avait fait creuser Napoléon en 1865 pour abreuver les chevaux de ses troupes, lors de l'achat par l'Empire du camp de Mourmelon, sont systématiquement fouillés. En vain. L'enquête progresse mais ne débouche que sur des impasses.

Les gendarmes sont pourtant vite persuadés que toutes les disparitions sont signées par la main criminelle d'un même homme. Y compris le meurtre d'Olivier Donner, un appelé de Mourmelon, dont le corps est découvert dans l'Aube huit mois après la disparition du jeune homme en septembre 1982, et dont le dossier en passe d'être classé a été joint aux autres. Le profil psychologique du suspect est établit par un expert. On recherche un pervers sexuel, militaire, solitaire, et connaissant les techniques d'attaque des commandos.

Lorsque le 9 août 1987, le corps d'un auto-stoppeur irlandais, Trevor O'Keefe, est découvert à demi enseveli sous des branchages dans un bois de la région d'Alaincourt, dans l'Aisne, la relation avec les disparus de Mourmelon qui sont alors au nombre de sept n'est pas établie d'emblée. En examinant le tracé de l'itinéraire routier dressé par un ami français de Trevor O'Keefe, le jour de son départ de la région de Poligny dans le Jura, les gendarmes s'aperçoivent que le trajet de l'auto-stoppeur passe par Châlons et Reims et qu'il pénètre ainsi dans la zone rouge des camps de Champagne, avant de remonter vers Calais et la Grande-Bretagne. L'autopsie du corps de l'Irlandais révèle que cet étudiant a été étranglé à l'aide d'une corde qui a laissé une trace transversale 0,8 centimètre de large sur son cou. A ce moment-là de l'enquête, le capitaine Vaillant et l'adjudant Tarbes possèdent dans leurs locaux de l'avenue Robespierre, à Reims, un dossier qui est passé d'une chemise de moins de dix centimètres d'épaisseur, à un rayonnage de plus de trois mètres de long. Mais ils n'ont pas de coupable.

Le 9 août 1988, des gendarmes de Mâcon interpellent le conducteur d'un combi VW de couleur verte qui tente de se soustraire au contrôle. Cet homme sec mais musclé, blond aux cheveux coupés très courts et au regard bleu, tente de se justifier en affirmant immédiatement qu'il est sous-officier. En faisant le tour de la voiture, les pandores entendent appeler au secours. Un jeune Hongrois, Balàzs Falvay est découvert ligoté avec une chaîne sous une couverture. L'affaire Chanal commence. Dans le mini-bus aménagé en chambre par cet adjudant-chef en poste au Centre sportif d'Equitation militaire de Fontainebleau, on retrouve des chaînes attachés par des mousquetons aux parois, une pelle américaine, une caméra vidéo, un godemichet, des vêtements et une quarantaine de slips de différentes tailles. Et, une fois le combi désossé, près de 500 cheveux et poils.

Alors qu'il purge une peine de dix ans de prison pour le viol et la séquestration de Balàzs Falvay, Chanal est mis en examen, en juillet 1993 et en novembre 1994, pour la séquestration et le meurtre de six appelés et de deux civils. Des expertises établissent en effet le passage de l'appelé Patrick Gache dans le combi VW ainsi qu'une similitude entre la terre retrouvée sur la pelle américaine et celle recouvrant le corps de Trevor O'Keefe. Pourtant, après un peu plus de cinq ans de détention, Pierre Chanal est remis en liberté par la cours d'appel de Reims. Le fait qu'il ait été, de 1977 à 1985, militaire dans le 4e régiment de dragons de Mourmelon où quatre des disparus faisaient leurs classes, le fait qu'il ait été pris à plusieurs reprises en flagrant délit de mensonge et que des preuves dérangeantes s'accumulent contre lui, enfin les expertises psychiatriques qui attribuent au militaire une « personnalité compulsive, obsessionnelle, sadique », rien de tout cela n'influence la décision des juges.

Aujourd'hui, Pierre Chanal vit chez l'une de ses soeurs avec une retraite de l'armée d'environ 8 000 francs par mois. Depuis la révélation des dernières expertises, demandées par le juge Pascal Chapart après la découverte dans un grenier du tribunal de Châlons de 457 poils et cheveux dont les scellés avaient été « oubliés » par les précédents magistrats, l'ancien adjudant-chef se cache. Il ne sort que de bonne heure le matin pour honorer un contrôle judiciaire désormais quotidien. Dans le village, les gens se détournent sur son passage. « Il est très déprimé, dit André Buffart, son avocat. Il ne se fait aucune illusion sur son sort s'il est renvoyé devant les assises. Je compte me battre jusqu'au bout pour éviter cette hypothèse car, pour moi, il n'y a pas de preuves formelles de la culpabilité de Pierre Chanal. Nous sommes en présence d'une construction faite a posteriori à partir de disparitions successives que l'on a cherché à coller sur le dos d'un personnage certes hors normes. Même ces expertises, pratiquées après tant d'années, ne sont pas fiables. Il y a dans cette affaire tous les ingrédients d'une erreur judiciaire. »

Maître Buffart vient de demander une contre-expertise des éléments pileux dont le résultat devrait être connu dans les prochaines semaines. Problème : seul un cheveu, de 1 centimètre de long, reste exploitable. « Quand on travaille sur des cheveux, la contre-expertise est impossible, dit Alain Fournier, professeur de médecine légale à l'université René-Descartes. Il y a si peu d'ADN que l'on ne peut, comme dans le cas par exemple d'une analyse génétique du sang, conserver la moitié de la matière en vue d'une contre-expertise. Bien pratiqué, même sur un cheveu appartenant à une momie de plusieurs milliers d'années, la technique qui permet aujourd'hui l'examen de l'ADN mitochondrial et non plus seulement génétique, est cependant très fiable. On peut ainsi déterminer la filiation avec la mère. »

A Châlons en Champagne, Gérard Schemla, avocat de plusieurs familles des victimes, ne se prive pas de dire lui aussi que le dossier d'accusation est mal ficelé. « On a trop tardé, dit-il. Après l'arrestation de Chanal pour le viol de Palàzs Falvay, il fallait rassembler les dossiers des disparus et organiser un seul procès. Il y avait déjà à l'époque suffisamment d'éléments à charge pour le faire condamner dans l'affaire de Mourmelon. Maintenant, dix-neuf ans après la première disparition, nous sommes obligés de jongler avec des coïncidences, des preuves discutables, des mensonges et des recoupements qui amènent à un fort faisceau de présomptions. Mais je ne suis même pas sûr que l'affaire se terminera, enfin, aux assises. »

Selon son avocat, l'ancien adjudant-chef si épris de discipline quand il servait encore dans l'armée ne se présentera jamais devant les jurés. Même s'il en reçoit l'ordre. La petite Sabrina continuera donc à grandir sans obtenir d'explications sur le mystère des « Bermudes de la Marne ». Et comme M. Havet ou Mme Dubois, les parents des disparus vont arriver, un par un, au terme de leur vie. De leur calvaire. Pierre Chanal a promis qu'il ne s'enfuirait pas. Il affirme qu'il se suicidera.

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